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LA LOGE AGORA

Le voyage d’Erwan - fin

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La réserve d’alcool était épuisée depuis longtemps, mais il n’ignorait pas qu’aucun rhum n’endort la haine, il la cadenasse tout au plus quelque temps. Il s’avançait inexorablement vers la plus grande tempête qu’il n’avait jamais essuyée.
Cette nuit-là, il avait eu du mal à trouver le sommeil, chaque instant de sa vie lui avait imposé une profonde, solide et douloureuse introspection. Que de magnificence et de souffrance dans la vie d’un homme !
Il se sentait las, incompris, mais résolu quand il réussit enfin à s’endormir.
Tout à coup, il sursauta, se dressa sur sa couche et perçut trois silhouettes dans l’obscurité qui le menaçaient.
Les trois hommes le pressèrent de questions en hurlant, persuadés qu’il détenait un trésor accumulé au fil des campagnes.
Erwan ne répondit à aucune question qui lui fut posée et fut rapidement envahi par la douleur que les coups assénés faisaient monter en lui. Ses épaules semblaient brisées et son crâne était traversé de mille feux.  
Il reprit connaissance quelques heures plus tard, meurtri et en proie à une profonde tristesse.
Il était allongé là, sur le pont déserté, seul, abandonné.
Tout autour de lui n’était que désolation, il ne restait rien à bord, le navire semblait vide de son sang, comme si la vie s’était échappée, il avait perdu son âme.
La violence s’était acharné jusqu’à déchirer les voiles, briser les mâts comme s’ils pouvaient receler en leur sein un quelconque trésor.
Et lui, Erwan, était là, abasourdi, terrassé par la souffrance et la solitude.
Il aurait pu mourir ou perdre la raison s’il n’avait pas perçu cette lueur d’espoir dans ce silence qui avait tout enveloppé, qui l’avait exclu du monde.
Dans ce silence profond, il entendit une voix, il tendit l’oreille, il se redressa, se verticalisa.
Son corps et son esprit disloqués semblaient à nouveau s’unifier jusqu’à entendre distinctement : « C’est dans le silence et l’espérance que se trouve ta force ».
 
Tout devint alors lumineux, il venait de franchir une étape clef, il venait de gravir une marche essentielle, fondamentale.
Il était passé à cet instant de ce qui se dit et s’entend à ce qui se tait et se voit.
Il venait de trouver ce qu’il avait tant cherché, il venait de trouver la voie.
Il avait compris que le choix entre le tumulte du langage et l’accès au Verbe se pose inévitablement à qui, sans compter, a cherché, persévéré et souffert ; et il avait choisi !
Il venait de ne faire qu’un avec le silence, il avait plongé dans un vide étrange où s’opère une certaine surdité, mais paradoxalement une plus grande écoute et il avait aperçu « la vérité ».
Il était à nouveau rempli d’espoir sur cet océan si bizarrement calme à l’approche des îles Molène et Ouessant après s’être guidé à la lumière du Stiff.
Ne disait-on pas « Celui qui voit Ouessant voit son sang » ?
Mais là, même le fromveur semblait se tapir au passage du bateau, lui si enclin d’ordinaire à maltraiter les marins les plus aguerris quand récifs et brume lui prêtaient main forte avec délectation. Combien de navires naufragés chaque année à cette époque-là ?!
Bientôt Erwan se retrouva sur le quai du nord et se mit à marcher, le pas décidé et le cœur rempli de joie et d’amour.
Nul ne s’était aperçu de son retour, mais est-il vraiment parti ?
Lui-même en aurait douté s’il n’y avait eu ce tourbillon d’images, si ses vêtements n’étaient pas imprégnés des senteurs d’Orient qui désormais ne le quitteraient plus.
Le port semblait ne pas avoir changé, les bars étaient toujours aussi animés, les marins bruyants et les filles de joie lascives, accrochées à leurs bras en quête de quelques pièces contre quelques divertissements.
Il se sentait étranger désormais dans cet endroit qu’il avait tant arpenté avant d’embarquer.
Il voulait fuir au plus vite les pavés qui avaient autrefois accueilli bien de ses nuits, il ne supportait plus l’odeur de poisson qui régnait partout et n’aspirait qu’à s’enfoncer dans la lande, à sentir le genêt et l’ajonc.
Il s’aperçut rapidement que son retour coïncidait avec la période des grands pardons bretons, il en avait croisé neuf et avait reconnu bien des visages quand il avait ralenti et s’était signé à l’approche des calvaires.
Il avait beaucoup changé en 18 ans, mais bizarrement les gens semblaient le reconnaître.
Les femmes, à son approche, avaient formé des petits groupes, avaient chuchoté et s’étaient retournées, tandis que les hommes dans une pré-science des épreuves et des douleurs accumulées avaient simplement fait un geste en portant la main au cœur comme pour respecter ainsi le chemin parcouru, presque gênés de le rencontrer.
Il avait hâte désormais de retrouver son village de Lochrist, la carrière familiale et surtout son père auquel il avait tant pensé, qui l’avait toujours accompagné et sans qui finalement rien n’aurait été possible.
Son cœur se mit à battre quand au bout du chemin il aperçut la maison et que se fit entendre le bruit du maillet sur la pierre.
Il l’avait souvent imaginé ce retour, avait imaginé et travaillé divers scenarii comme on le fait quand on est embarrassé, que l’on se sent un peu coupable.
Mais aujourd’hui il n’avait aucun doute, aucune interrogation, les choses s’imposaient à lui, naturellement, simplement.
Il passa derrière son père sans un mot comme il l’avait fait tant de fois auparavant quand le soleil se levait sur la carrière et il pénétra dans l’appentis pour y prendre ses outils.
Il trouva son tablier là où il l’avait laissé, il s’en vêtit et muni de ses instruments de taille, vint se placer debout près de son père.
Celui-ci se releva et sans prendre le temps de se regarder, les mains et les corps s’étreignirent.
Après cette parfaite étreinte, Erwan s’agenouilla devant la pierre qu’il avait abandonné des années plus tôt et repris son ouvrage là où pensait-il, il n’aurait jamais dû le laisser.
Non pas qu’il regrettait d’être parti, d’avoir tant voyagé, mais il se demandait simplement si tout n’était pas là sans qu’il ne l’ait vu auparavant. Mais bon, sans doute fallait-il partir pour s’en rendre compte ?
Ils se passaient les outils en silence, ils se rapprochaient ainsi l’un de l’autre et se savaient heureux. Marie, mère et femme, portait d’en-haut un regard bienveillant et ému sur les deux hommes de sa vie, son âme pouvait enfin percer la voûte céleste pour se noyer dans l’infini et être ainsi libérée.
Erwan pensait à son ouvrage, tout à lui, tandis que son père, Jean, se prêtait à rêver.
Il rêvait de voyages, il rêvait d’un vaisseau généreux et fier, animé par un équipage sûr et dirigé par ses soins.
Erwan, lui, n’aspirait désormais qu’à devenir, humblement, un phare dans l’océan de l’humanité en allant porter parmi les autres hommes les vertus qu’il avait durement acquises et qui lui semblaient fondamentales.
Ils se promirent, leur chantier terminé, d’aller ensemble à Brest sur le quai du nord pour plonger leurs yeux dans l’immensité bleue et laisser leur imagination voguer sur les vagues, traverser les mers et parcourir le monde.
En attendant, Erwan, pressé par son père, s’engagea quitte à y passer la nuit à tout lui raconter, à tout lui dire des paysages merveilleux, des plantes, des senteurs et des rencontres humaines par centaines qui avaient fait de son fils… un homme.
Le Surveillant
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