En 1800,
il sauva son commandant de la vengeance d’esclaves en perçant sa
poitrine de sa propre épée pour les faire reculer d’effroi et de
respect. Il scella ainsi de son sang son lien aux peuples d’Afrique et à
l’espèce humaine toute entière.
Une
autre fois, au pôle, son navire bloqué par les glaces, il fut retrouvé
allongé, transi de froid, gelé jusqu’au cœur et perdit trois doigts
quand on voulut le relever, la chair quittant les os. Erwan vécut le
doute et la solitude par sa seule volonté car il pensait que c’était une
épreuve indispensable, incontournable. Il était devenu riche de tous
ces efforts, ces contraintes, ces violences qu’il s’était infligé. Il
avait cherché, persévéré et souffert, mais il avait grandi, il s’était
élevé.
Il s’acquittait de tout désormais avec une relative facilité, il paraissait solide et forçait l’admiration.
Il
semblait pareil à son vaisseau, opulent, généreux et infatigable, prêt à
hisser la voile dès que nécessaire pour partir gorger les soutes de
nouvelles richesses.
Il s’était grisé d’aventures, avait parcouru les océans, fait le tour de la terre et rêvé du ciel.
Le Surveillant
La
nuit quand les matelots se réunissaient pour fumer et boire et qu’il
avait lui-même abusé du vieux rhum ramené des Antilles, il se prenait
souvent à les haranguer :
« Nous ne devons connaître
que l’errance, nous ne devons savoir que la rupture du départ. Partir
est la destination et peu importe le chemin, être roi ou valet importe
peu, puisqu’il s’agit d’être libre et meilleur.
Vivons dans le transit, passons comme une comète, ni d’ici, ni d’ailleurs, lumière et inquiétude à la fois.
Ployés sous le poids des outils, appuyés sur le bâton, avançons !
Soyons différents et que naisse la perception géniale.
Faisons vivre poids du devoir et devoir de peser.
Conjuguons hermétisme de la pensée et message d’amour.
Relevons nos braies, libérons nos membres comme des compas, sillonnons la terre, marquons-la et élargissons le cercle ».
Quand
il terminait ses envolées philosophiques, son auditoire qui ne s’était
jamais vraiment tu, faisait s’élever un concert de sifflets et de
hurlements, tout en battant le pont des pieds et des mains.
Il
s’en était écoulé du temps depuis qu’il avait quitté son père et avait
commencé à battre les océans. Il s’était épuisé depuis 18 années au
contact des éléments et des hommes. Il avait beaucoup appris, mais il se
sentait aujourd’hui étrangement seul.
Il
avait l’intime et profonde conviction que ce voyage qu’il effectuait
était le dernier, il ressentait l’imminence d’une tragédie.
L’équipage
avait changé depuis qu’il avait laissé derrière lui les Caraïbes et
Erwan sentait pour la première fois la distance qui le séparait des
marins désormais.
Il avait toujours été pourtant un capitaine apprécié, humain et éclairé, mais tout semblait s’être évanoui comme un songe.
La
faim s’était installée à bord quand une tempête avait noyé la cargaison
et qu’il avait fallu passer toute la marchandise par-dessus bord pour
éviter la pourriture et les maladies.
Elle avait miné le moral de chacun, avait réveillé chez certains les plus vils sentiments.
De
bâbord à tribord, à chaque traversée de coursive, dès qu’il
s’approchait, les voix s’éteignaient pour reprendre leur éclat un peu
plus tard.
Il
se souvenait des dernières paroles du vieux Le Manabec mort dans
l’embouchure du Gange lors d’un assaut pourtant vainqueur : « Après moi,
tu seras seul responsable de leurs joies et de leurs peines quoique tu
fasses… ».
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